« Octobre rose » ou la non-politique du sein

Publié le 20 octobre 2022 par la forêt de Yablokov

Le mois d’octobre est censé être dédié à la mobilisation contre le cancer du sein. Or la communication publique d’Octobre rose neutralise largement les enjeux sociaux, environnementaux et politiques de cette maladie. Face à cette neutralisation générale, il est nécessaire de repolitiser le cancer du sein.
Marie Négré Desurmont

« Octobre rose » ou la non-politique du sein

Le mois d’octobre est censé être dédié à la mobilisation contre le cancer du sein. Or la communication publique d’Octobre rose neutralise largement les enjeux sociaux, environnementaux et politiques de cette maladie. Face à cette neutralisation générale, il est nécessaire de repolitiser le cancer du sein.

Oncologues,
chirurgiens,
médecins de la fertilité,
radiothérapeutes,
échographes,
gynécologues,
psychologues,
acupuncteurs,
sophrologues,
coupeurs de feu,
Une centaine de consultations.
Une cinquantaine d’examens et de bilans d’extension,
échographies,
mammographies,
IRM,
biopsies,
scans,
petscans,
scintigraphies osseuses
Des produits de contrastes radioactifs,
des opérations, pour la pose et la dépose du port à cathéter,
des mastectomies avec pose et dépose de prothèse,
parfois des reprises,
et on rouvre à chaque fois, et on pleure à chaque fois,
des journées d’hospitalisation,
des brassières,
anti-douleurs,
anti-inflammatoires,
antibios,
somnifères,
antidépresseurs,
sédatifs,
pansements,
compresses,
éosine,
biseptine,
crèmes cicatrisantes et hydratantes,
solution saline,
collyre,
anticoagulants,
antihistaminiques,
antifongiques,
antibactériens,
vitamines D3, B12, B6,
morphine,
antalgiques,
antiépileptiques,
de ponction ovocytaire et des traitements hormonaux avant la ponction,
et puis des cures de chimiothérapies, cyclophosphamide, épirubicine, doxorubicine, paclitaxel, docetaxel, taxol, carboplatine, stéroïdes,
et de médicaments pour les effets secondaires de la chimiothérapie,
pour les troubles vaginaux,
intestinaux,
digestifs,
les anti-nauséeux,
suppositoires,
crèmes anesthésiantes,
crème anti-démangeaisons pour le crâne chevelu quand les cheveux tombent,
huiles quand ils repoussent,
antiépileptiques pour soigner les neuropathies,
piqûres pour faire remonter les globules blancs,
piqûres intramusculaires pour couper les hormones,
et la radiothérapie tous les jours,
l’hormonothérapie tous les jours,
et les médicaments pour les bouffées de chaleur,
pour les douleurs musculaires,
les lubrifiants pour les sécheresses vaginales,
les tests PCR et les prises de sang avant chaque chimio et chaque opération,
des centaines de séances chez la kinésithérapeute…

C’est ainsi que vivent, tous les jours, les femmes malades d’un cancer du sein, le corps et l’âme meurtris, patientes à temps plein. Rose vous dites ?

Car Octobre Rose a commencé, avec ses jolies bannières colorées, ses vitrines roses, ses rubans un peu partout, sur ma veste et les vôtres, mais je me demande pourtant ; parlons-nous vraiment de la même chose ?
Ces femmes que vous voyez sourire sur fond de pub pour cosmétiques adaptés à leurs peaux abîmées, ces femmes qui ont défilé sous la Tour Eiffel rose, avant d’être des héroïnes ou des guerrières, sont des femmes qui ont failli mourir ou mourront peut-être de leur cancer.

Seulement, plutôt que de politiser cette maladie grave, on préfère répéter que c’est le cancer le mieux soigné, on se concentre sur les comportements individuels en valorisant les survivantes qui ont tant appris de cette épreuve, qui ont fondé une entreprise après leur combat, qui ont couru un marathon. On se focalise, comme toujours, sur le bien-être, l’apparence, « car il est plus facile d’exiger des gens qu’ils soient heureux que d’assainir l’environnement. Partons à la recherche de la joie n’est-ce pas, plutôt que d’une nourriture saine, d’un air propre et d’un avenir moins fou sur une terre vivable » disait Audre Lorde dans son Journal du cancer1.

Notre société a tellement confiance en ses capacités technologiques, qu’elle s’occupe plus de mettre des moyens dans la réparation des dégâts de la croissance, que dans le fait de trouver une autre forme de production et d’échange moins mortifère.
Pourtant, la réalité d’un cancer est d’être la cause principale de mortalité en France. Le cancer du sein est même devenu en 2020 le type de cancer le plus couramment diagnostiqué dans le monde, avant le cancer du poumon. Entre 1990 et 2018, le nombre annuel de nouveaux cas de cancer du sein chez la femme a quasiment doublé, passant de 29 970 à 58 459 cas2 et il pourrait augmenter de 60 % dans les deux prochaines décennies d’après l’OMS.

La réalité de cette jolie maladie rose, c’est aussi son coût. Une personne malade pourra être amenée à dépenser de sa poche plusieurs milliers d’euros en soins non remboursés (produits cosmétiques spécifiques, frais d’essence, soins de supports et médecins allopathiques, soutiens gorges post opératoires etc.3) : À la société, ce « petit cancer qui se soigne bien », qu’on pourrait presque se permettre, coûtera entre 100 000 et 200 000€ par personne malade. D’après un article de Catherine Ducruet paru dans les Échos : « le prix d’une chimiothérapie classique est de 5.200 et 31.200 euros selon le produit utilisé. Elle ajoute que le coût d’une journée d’hospitalisation en cancérologie est de 1.600 à 2.170 euros, puis finit ainsi son article : « Comment maîtriser l’évolution [des coûts] ? Peut-être déjà en ayant une meilleure hygiène de vie. L’Institut National du Cancer rappelait récemment que 40 % des cancers seraient évitables en mangeant mieux, en supprimant le tabac et l’alcool et en ayant davantage d’activité physique.

 C’est vrai, d’après une étude réalisée par Le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC), 41% des cancers sont attribuables à différents facteurs de risques comportementaux4.
Mais cette étude parle aussi largement des facteurs de risques liés à l’environnement, c’est à dire pas seulement du tabac ou de l’alcool, mais aussi des perturbateurs endocriniens, des rayonnements ionisants, de la pollution atmosphérique, de nouvelles substances chimiques (comme des pesticides), de l’exposition aux gaz d’échappement diesel, des expositions professionnelles, et de l’exposition aux substances chimiques en population générale.

À elles seules, les particules fines augmentent de 36 % le risque de développer un cancer du poumon chez les hommes, et de 80 % le risque de développer un cancer du sein chez les femmes. Certains perturbateurs endocriniens sont aussi connus pour leurs effets avérés ou suspectés dans l’apparition de cancers hormono-dépendants comme le mien (sein, utérus, prostate, testicules) 5).

Pourtant, si vous cherchez les causes de l’augmentation d’incidence du cancer du sein, partout vous trouverez des articles comme celui des Échos qui nous parlent de ces 40% évitables, énumérant les tares de nos modes de vie, le fait que nous buvons trop ou mangeons trop sucré, que nous les femmes avons des enfants plus tard, que nous allaitons moins. On blâme aussi la génétique ou le stress.
Bien sûr, avoir une bonne hygiène de vie fait baisser nos probabilités d’avoir un cancer. Mais est-ce vraiment une affaire de responsabilité individuelle ? Serions-nous tous de mauvais petits soldats paresseux ? Pourquoi faisons-nous comme s’il était simple de bien manger, comme si nous avions tous le temps de marcher tous les jours, comme s’il ne tenait qu’à nous d’être moins stressé ?

À force de vouloir nous faire croire que nous sommes maîtres de notre santé, imperméables aux conditions environnantes et indépendants de nos structures sociétales, nous en venons nous patientes, à chercher désespérément la cause de notre cancer, psychologisant à tout prix cette maladie. Nous l’individualisons, notre petite boule, nous l’affublons d’un surnom, en parlons à la troisième personne : nous l’extériorisons alors qu’elle ne fait pourtant qu’un avec le reste de nos cellules, et que nous ne faisons qu’un avec notre environnement. Le crabe est le méchant que nous, guerrières, devons combattre au mieux avec des « sœurs de combat », au pire, seule, puisque nous serions seule responsable.

Sur les images des réseaux sociaux, les filles sont représentées comme des k-fighteuses, des warriors ou des survivors qui luttent contre le cancer avec des gants de boxe et le crabe est une vilaine bête sans foi ni loi, mais surtout sans morale et qui touche injustement des femmes qui n’ont pas mérité ça.

Sauf que nos petites cellules se moquent bien de notre morale et de la justice humaine, ce sont des petits êtres qui ont une vie et un monde propre, bien loin de nos considérations éthiques. La justice est un principe philosophique, juridique qui concerne les actions humaines, et qui connaît même des variations selon les cultures et l’histoire. Le cancer, lui, est un phénomène biologique, sans morale et sans message. Lui prêter des comportements humains, c’est faire de l’anthropomorphisme. Ce qui est vraiment injuste, c’est ce qu’on a fait du monde, pas le cancer qui n’en a que faire de ce que nous pensons de lui et qui profite juste du tapis rouge que nous lui déroulons pour se développer.

La réalité, c’est qu’en parlant d’injustice et de petites batailles individuelles, nous finissons par croire que le cancer est anecdotique, que c’est « la faute à pas de chance », et qu’il suffit d’avoir un moral d’acier pour le vaincre. Alors qu’il s’agit d’une épidémie pas vraiment rose bonbon et qui s’aggrave en même temps que se dégrade l’environnement. Adoptez un mode de vie sain mesdames, mais s’il vous plaît oubliez que lorsque vous faites votre footing, vous respirez à pleins poumons un air pollué.

Et pour les jeunes femmes atteintes d’un cancer comme moi avant 30 ans, qui n’ont pas eu le temps d’avoir un mauvais mode de vie , elles doivent garder la pêche ; ça ira mieux, avoir un bon mental ; ça les guérira, défiler ; ça leur fera des souvenirs…
Le mental a bon dos, mais comme l’écrivait la poétesse américaine Anne Boyer dans son roman The Undying : « Mourir d’un cancer du sein n’est pas la preuve d’une faiblesse ou d’un manquement moral chez la personne décédée. Le manquement moral du cancer du sein n’est pas chez celles qui en meurent ; il est dans le monde qui les rend malades »6.
NIH

Je ne veux pas dénigrer l’attitude des femmes cancéreuses, moi aussi je me suis prise en photo pour les réseaux sociaux, j’ai défilé crâne nu tout sourire, j’ai couru pour la cause et j’ai tellement eu besoin de voir sur les réseaux vivre et survivre des femmes malades avant moi. Je regrette simplement que ce soit l’unique prisme par lequel on voit cette maladie, si culpabilisant, et si désengagé.
« Peut-on imaginer ce qui se passerait si une armée de femmes opérées du sein faisaient une descente sur le Congrès pour exiger l’interdiction des hormones saturées de graisse et cancérigènes dans l’alimentation animale ? » écrivait la romancière Audre Lorde.

Notre système de santé est une bénédiction et je parle sans peine au nom de toutes les femmes qui sont soignées en France pour un cancer du sein. Mais combien d’heures investies à combattre cette jolie maladie rose ? Combien de rêves déchus et de couples brisés ? De projets abandonnés et de peurs perpétuelles ? Il est vrai pourtant que c’est une belle leçon de vie un cancer, ça vous remet les idées en place, ça vous apprend avec force la valeur de la vie et vous fait vous sentir aimée. Mais, je dois le dire, j’aurais préféré cent fois vivre avec les idées un peu moins en place et me sentir peut-être moins aimée, mais être certaine de pouvoir avoir des enfants, avoir mes deux seins que j’aimais tant, et surtout, vivre dans un monde plus sain, dans lequel la nature n’est pas qu’un concept romantique et qui aurait des égards pour les êtres vivants. Quelle leçon de vie oui, mais quel gâchis.
Anne Boyer, elle, disait : « Je ne pleure pas mes seins perdus parce qu’il me semble qu’il y a des raisons de plus en plus immenses de pleurer l’état de notre monde en partage ».

Ayons le courage de voir plus loin qu’Octobre Rose et d’exiger qu’on puisse mettre au monde des petites filles qui n’auront pas à perdre autant d’énergie à tenter de survivre, soignées par ce même monde qui les aura rendues malades.

Notes

↟1
Audre Lorde, Journal du Cancer, traduit de l’américain par Frédérique Pressman, Éd. Mamamélis, Genève, 1998.

↟2
Defossez G, Le Guyader-Peyrou S, Uhry Z, et al. Estimations nationales de l’incidence et de la mortalité par cancer en France métropolitaine entre 1990 et 2018. Résultats préliminaires. Saint-Maurice  : Santé publique France, 2019. www.santepubliquefrance.fr ou https://bit.ly/3202yEh

↟3
Mounia El Kotni et Maëlle Sigonneau, Im/patiente, p.158, F1rst Éditions, Paris, 2021.

↟4
IARC (2018). Les cancers attribuables au mode de vie et à l’environnement en France métropolitaine. Lyon : International Agency for Research on Cancer. Accès à : http://gco.iarc.fr/resources/paf-france_fr.php

↟5
Macon MA and Fenton SE. Endocrine disruptors and the breast : early life effects and later life disease. J Mammary Gland Biol Neoplasia (2013

↟6
Anne Boyer, The Undying, p.229, traduit de l’anglais par Céline Leroy, Éditions Grasset, Paris, 2019.

source avec images : http://crasputas.canalblog.com/archives/2022/10/19/39675578.html

https://www.terrestres.org/2022/10/19/octobre-rose-ou-la-non-politique-du-sein/


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