Accueil > LE REPAS DE BLAIREAUX

LE REPAS DE BLAIREAUX

Publie le lundi 31 mars 2003 par Open-Publishing

On a beau fuir le troupeau, en famille ou au boulot, il nous arrive parfois d’être l’invité surprise d’un repas de blaireaux. Anniversaire, mariage ou enterrement, boulot, ce sont là des traquenards infâmes où rote à voix haute la France qui vote et lit Le Monde ou L’Aberration. Mon dernier traquenard date d’une semaine à peine : un repas de boulot, plein de socialos. Il y avait le prof, ex-PSU, Cfdtistes façon Attac, barbiche et vieux polo. Il y avait le fou du boulot, éternel irresponsable confondant la planète et son nombril. Il y avait le gentil, le méritant, l’autodidacte, militant gauche-gauche, groupie d’Arlette et apprenti yogi. Il y avait l’humaniste, digne et mesuré, sourire de nonne, dégoulinant de compassion.

C’est parti en sucette au milieu de l’osso-buco. Jusque là, la conversation traînait dans une délicieuse banalité : la météo et le réchauffement, les 35 heures et les vacances, rien que du bon ! Mais le prof, se croyant au boulot, ou se sentant tout à coup habité par la grâce, s’est mis à se soulager la boite à connerie en public : "Bon, oui, tout le monde le sait, Chirac est un truand et les américains sont des salauds, mais il faut reconnaître qu’il y a une violence dans tous les niveaux d’organisation de cette société planétaire qui, primo, engendre la violence, deuzio, développe un sentiment légitime de peur chez les citoyens. Quelle que soit l’antipathie que l’on a pour Bush, Saddam est un boucher, et Sarkosi n’a pas tout à fait tord. Les gens ont peur !". Et encore, là je résume, mais en vrai c’était mieux, plus con, plus socialo, façon PPDA à la télé. L’apprenti yogi emboîta le pas aussitôt, pleurant cette guerre tombant du ciel et ce terrorisme si inhumain. Perte de repère proposa-t-il ? Perte d’autorité répondit le prof. Besoin de morale conclut la nonnette.

"Et l’anar, qu’est ce qu’il en pense l’anar ?", me balança le prof, "Face à cette violence, face à cette peur, on fait quoi ?". J’avais dans la poche deux trois feuilles rédigées par un copain pour "Le Combat Syndicaliste". Ça parlait de la peur justement. J’ai sorti le brouillon de ma poche et je me suis mis à lire des passages, le sourire aux lèvres, et l’œil assassin. "C’est le retour de la peur ! La peur d’aujourd’hui bien sûr, mais surtout la peur de demain. La peur comme façon de vivre, comme raison indispensable. Qu’ils nous parlent de la violence scolaire ou du cancer du sein, de Ben Laden ou de l’Irak, de marée noire ou de tempête, de chômage ou de faillite, du monde qu’ils détruisent ou des centrales nucléaires qu’ils érigent, ça sent la souffrance, la catastrophe, la mort et la misère. Du Nord au Sud, de ton quartier à la planète entière, de ta vie la plus intime aux aspects les plus sociaux de tes activités, ils sèment sans cesse leurs chiffres de mort, leurs statistiques de violences et de crimes, leurs prévisions de catastrophes, leur discours d’experts mortifères. Gare à ta bouffe, potion à cancer ! Gare à ta bière, sirop de thrombose ! Gare à ton voisin, gueule de terroriste ! Gare à ton quartier, nid à racaille ! Gare aux pauvres, gueules de souffrance ! Gare à la planète, vaisseau de misère ! C’est plus de la vie, c’est de la course à reculons vers la mort. Tout est dangereux, tout est sans espoir, ton futur c’est la mort ! Même l’espoir est devenu dangereux, c’est de la folie qui s’ignore. Ce n’est plus un monde, c’est un mouroir pour nouveaux-nés en sursis". Tu vois ça prof, c’est pas de moi, c’est d’un copain du syndicat, mais c’est ma réponse. Et je peux même de donner la solution à ton problème, c’est la fin du papier du copain.

Et de la même voix inflexible, j’ai repris la lecture, j’ai remis la deuxième couche : "Que peux-t-on espérer à les entendre ? Rien ! Ecoute-les faire chanter, dans les médias, ces tristes oiseaux de mauvais augure, les journaleux. "Le monde est maintenant immuable, l’histoire est morte et la technologie est reine ; la planète est la poubelle de tes excès, la pauvreté du Sud est le prix de ton maigre salaire de nègre blanc, ta retraite s’appelle misère, et le progrès t’offre son avenir radieux : l’euthanasie payée par capitalisation.". Mieux que des flics, mieux que des juges ou des troufions, la peur à elle seule tue ton futur et castre ton présent. C’est contre tout cela que l’on s’insurge, que l’on refuse, que l’on résiste. C’est ce monde là que l’on finira bien par abattre, ne serait-ce que parce que l’on veut vivre et non plus survivre. Ils ont beau distiller leur propagande de croque-morts, nous, on sait que sans l’espoir on est mort, mort vivant, mort debout, mais mort. On ne choisit pas, on ne croit pas, on sait ! On sait que la vie, ce n’est pas le boulot ni la mendicité institutionnelle, ce n’est pas la course au fric ni l’escalade du piédestal ! Et surtout, on sait que le monde n’est pas immuable, que l’histoire a déjà vu briller le soleil des prolétaires, et que tous les systèmes de domination se prennent un jour ou l’autre la patte dans leur propre piège. A leur peur empoisonnée d’un futur personnel et collectif apocalyptique, nous opposons la force de l’espoir. Nous sommes des semeurs de graines d’espoir, des inventeurs de futur. Ils peuvent nous moquer, en rire, en pleurer, dealer avec dieu ou prier le dollar, mais l’anarchie est une idée neuve, et pas seulement une utopie." La nonne en fut toute esbaudie, le yogi tout groggy, et le prof, riche de ses vingt années de défaites syndicales lâcha : "C’est bien, tu as gardé tout ton pouvoir d’indignation !".

La fin de repas fut morose, façon congrès socialo. L’humaniste tenta bien de lancer la conversation sur le championnat des cerf-volant au Touquet, mais personne ne faisait de cerf-volant. Au fond j’avais pas perdu mon temps. Le texte du copain devait être bon car le prof n’avait pas fini son gâteau brésilien. En général, pour couper l’appétit d’un socialo, il en faut. Maintenant j’en étais sûr, ça en ferait un chouette de texte, pour notre journal !

 http://cnt-ait.info/article.php3?id_article=618