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Italie, congrès de Rifondazione Comunista : la motion des staliniens
Publie le samedi 19 février 2005 par Open-Publishing1 commentaire
"L’Ernesto" et le XX siècle soviétique : entre apologie stalinienne et refoulement de l’histoire
de Ok. Tober traduit de l’italien par karl&rosa
La motion présentée au Congrès par l’aire de "l’Ernesto" s’avère extrêmement vague dans l’évaluation des aspects critiques de l’expérience du mouvement communiste, surtout là ou il a assumé la forme du pouvoir étatique. On y parle de "fautes", de "procès dégénératifs" et de "pages sombres" sans nommer, même de façon sommaire, ce dont on est en train de parler. Les auteurs du document déclarent même ressentir "chaque jour l’exigence de mieux comprendre ce qui est arrivé".
On se demande - et qu’on nous pardonne un peu d’ironie - si, cinquante ans après le XX Congrès et les évènements de Hongrie, presque quarante ans après les évènements de Tchécoslovaquie, quinze ans après l’effondrement de l’Union Soviétique et du bloc de l’Europe orientale, cette exigence ressentie "chaque jour" ne devrait pas avoir produit un peu plus que de vagues et hermétiques références aux "pages sombres". Mais, après avoir mis de côté, pour le moment, l’exigence de comprendre - même si elle est ressentie chaque jour, comme on l’a dit - l’objectif politique principal de "L’Ernesto" est d’endiguer le "révisionnisme historique".
La définition de "révisionnisme historique" est, elle aussi,très vague. Que veut-on indiquer par là ? Cela peut contenir le tristement célèbre "Livre noir du communisme", produit d’une opération idéologique qui veut remonter de la condamnation hors de son contexte et hors de l’histoire du dit "socialisme réel" à une criminalisation de toute forme de critique du capitalisme et d’aspiration à la transformation de la société. Mais on y trouve aussi toutes les analyses d’orientation marxiste ou de gauche en général s’étant efforcées de comprendre l’évolution - mieux l’involution - du pouvoir soviétique par rapport aux aspirations de libération contenues dans la révolution d’octobre.
Ces dernières sont des tentatives d’analyse qui, contrairement à ce que parfois on veut faire croire, ne naissent pas de l’effondrement de l’Union Soviétique en tant qu’adaptation à l’hégémonie du courant libéral, mais qui sont enracinées dans toute l’histoire du mouvement ouvrier et communiste, même si elles ont été pendant de nombreuses années effacées, ignorées ou étouffées par la violence. L’analyse critique de l’expérience soviétique et des partis communistes au pouvoir en général est ramenée, dans la motion de "L’Ernesto" à la volonté d’ "effacer ou diminuer les responsabilités de la bourgeoisie". Ces analyses critiques ne sont pas analysées pour ce qu’elles disent ni pour leur contribution indispensable au processus de refondation communiste et de construction d’une nouvelle gauche anticapitaliste, mais elles sont accusées d’être un instrument - plus ou moins volontaire - de l’ennemi de classe.
La réticence de la motion ne doit pas faire penser qu’il n’y a pas derrière ce courant politique une pensée et une prise de position sur l’URSS stalinienne et post-stalinienne et sur ce qu’on a appelé de façon impropre "socialisme réel". C’est pourquoi il devient utile d’analyser le volume, récemment publié par la "Città del sole" recueillant les actes d’un colloque qui a eu lieu à Naples en 2003. Comme il s’agit d’un texte de plus de 400 pages, et qu’il n’est pas directement intégré dans le débat d’un congrès, il permet de livrer des éléments importants sur le substrat culturel qui soutient les positions politiques de "L’Ernesto".
Le livre, intitulé "Les problèmes de la transition au socialisme en URSS" ne fournit, en soi-même - presque rien de nouveau du point de vue de la connaissance historique. Seul l’essai d’Alexandre Hobel est peut-être de quelque utilité, en reconstruisant une revue de positions et d’analyses sur la crise et l’effondrement de l’Union Soviétique. L’intérêt du livre n’est pas tellement dans ce qu’il essaie de dire sur son objet, mais plutôt en tant qu’expression du point de vue d’un courant politique spécifique à propos de l’objet même. On doit dire que nous sommes en présence d’une certaine articulation de thèses et d’une variété de nuances, même si elles sont à l’intérieur de ce qui se configure comme un paradigme commun.
Nous allons examiner plus attentivement quelques essais produits par des représentants intellectuels et politiques de l’aire de "L’Ernesto", comme Domenico Losurdo, Andrea Catone (qui est aussi chargé du texte), Fausto Sorini, Alessandro Leoni. C’est surtout vers eux que nous tournerons notre attention, même si le fait qu’ils côtoient, sans aucune distance critique, des textes apologétiques stalinistes encore plus explicites indique de toute façon qu’ils partagent un sentiment commun, au-delà des différences d’analyse.
Hegel sert à Losurdo pour brouiller les cartes
Domenico Losurdo, qui a derrière lui un background important de connaissances philosophiques et qui est aussi un supporteur de "L’Ernesto", dont il a souscrit la motion au congrès, se préoccupe de démonter ce qu’il définit comme le "mythe de la révolution trahie". La référence au texte publié par Trotski à la moitié des années 30 est évidente. Mais ce mythe - selon Losurdo - accompagne la révolution d’octobre depuis le début, depuis que Boukharine attaquait durement la paix de Brest-Litovsk, voulue par Lénine, et interprétée par ceux qu’on appelait à l’époque "des communistes de gauche" comme un abandon des perspectives de révolution mondiales ouvertes par l’octobre russe.
Il est évident que pour Losurdo le problème de la "trahison" de la révolution ne se pose pas. Sa critique et une critique des critiques. Ceux qui pensaient que le régime post-révolutionnaire devait bouger rapidement le long des perspectives de transformation sociale esquissées par le marxisme révolutionnaire étaient la proie de ce que Losurdo définit comme le "messianisme révolutionnaire" ou, ce qui est encore pire, le "messianisme anarchisant". Dans cette catégorie on intègre ceux qui pensaient qu’un dépassement rapide de la question nationale, de la famille ou d’un système économique basé sur l’argent et sur l’économie marchande était possible. On y trouve pêle-mêle la Kollontai, Bloch, Trotski, Kautsky et d’autres.
C’est Staline qui s’élève pour barrer la route à ces "utopistes", un Staline dont Losurdo apprécie la "prudence", mais aussi la capacité théorique de mettre en discussion le principe marxiste, repris et radicalisé par le Lénine de "Etat et Révolution", de l’extinction de l’Etat. Les effets pratiques de cette "innovation" concernant le rôle de l’Etat dans le socialisme sont cités en passant par Losurdo, qui fait allusion à la situation de l’URSS en 1938 "où sévit la terreur et se dilatait monstrueusement le goulag". Mais ce n’est pas de ceci que nous nous occupons ici, précise tout de suite Losurdo, pour pouvoir introduire la thèse-clé de son essai.
En sa qualité d’expert de Hegel, Losurdo introduit une explication philosophique du "mythe de la révolution trahie". En partant du philosophe allemand et de sa lecture de la révolution française, il récupère le concept d’ "universalisme abstrait". Dans toute révolution l’aspiration à la transformation sociale produit une "dialectique" entre utopie "concrète" et utopie "abstraite et déviante".
En appliquant la vision hégélienne à la révolution d’Octobre, Losurdo écrit : "Dans la situation d’universalisme exalté qui préside au renversement de l’ancien régime, toute division du travail, quelle que soit son articulation, devient synonyme d’exclusivisme, de séquestration de l’ "auto conscience universelle" et de la "volonté universelle" par une minorité bureaucratique et privilégiée".
Les analyses critiques que nombre d’auteurs ont adressées au stalinisme, en mettant l’accent sur l’écart entre projet de libération propre à la révolution de ’17 et dictature stalinienne, sont effacées par la proposition d’une "philosophie de l’histoire" qui, si on y regarde bien, sert à justifier tout ce qui est arrivé. Ainsi, par exemple, l’analyse que Trotski élabora sur les racines bureaucratiques du stalinisme (qui ne sont pourtant que partiellement satisfaisantes) ne sont pas mises de côté au nom d’une analyse plus convaincante du même phénomène historique, mais par l’attribution de tout cela à une idéologie, "l’universalisme abstrait", tellement vague qu’on la transforme - comme le dirait Hegel lui-même - "en une nuit où toutes les vaches sont noires".
Mais, là où la justification acritique devient une véritable mystification, c’est quand on reprend cette thèse pour interpréter les raisons de la terreur stalinienne. Losurdo y fait allusion rapidement, pour la mettre de côté tout de suite en tant que phénomène historique concret, pour s’y attaquer finalement à partir de la "grandeur" des catégories hégéliennes. Losurdo se déplace à la limite de l’explication historique et de l’explication philosophique. Mais dans un cas comme dans l’autre, s’il ne glisse pas dans la falsification historique, il glisse dans la mystification.
"Dans l’analyse de Hegel - écrit Losurdo - la Terreur est non pas le résultat d’une situation objective mais d’une idéologie, on doit l’imputer en premier lieu au messianisme anarchisant, à l’universalisme abstrait". Et qu’on ne pense pas que cela ne vaut que pour la révolution française regardée par le philosophe idéaliste. Ce principe s’applique aussi à la révolution d’octobre. En ce cas, précise Losurdo, "on ne doit pas perdre de vue l’état d’exception permanent, provoqué par l’intervention et l’encerclement impérialiste et par les trois guerres civiles qui se développent à partir de la révolution d’octobre".
Ici, il semble que notre auteur craigne que pour un "marxiste" (!?) ce soit peut être un peu risqué de faire découler un phénomène historique complexe et durable dans le temps non pas d’une dynamique de forces historiques mais d’une idéologie. Dommage qu’il invente l’existence de trois guerres civiles, en se basant sur une vérité, une demi-vérité et un mensonge. Pour Losurdo les trois guerres civiles sont : 1) celle contre les partisans de l’ancien régime (vraie) ; 2) celle qui se développe avec la collectivisation (à moitié fausse) ; 3) celle qui déchire par vagues successives le groupe dirigeant bolchevik (fausse).
Il est évident que l’invention d’une guerre civile qui découle du conflit à l’intérieur du parti au pouvoir présuppose l’existence de parties qui luttent entre elles, l’une et l’autre sur le terrain de la violence. Dans ce cadre, la terreur stalinienne contre les oppositions bolcheviks, contre une grande partie des cadres dirigeants du PCUS aux années 30 et contre des centaines de milliers de communistes tout à fait fidèles au régime est légitimée comme faisant partie d’un affrontement. En traduisant Losurdo sans sophismes "hégéliens" : les bolcheviks se sont flanqués une raclée, Staline a frappé un peu plus dur, mais au fond, s’il ne l’avait pas fait, il en aurait reçu autant...
Mais, dans l’analyse du théoricien de "L’Ernesto", le lien entre Terreur et universalisme abstrait doit rester central. Ayant déjà liquidé Trotski, Losurdo introduit comme un autre exemple de "messianisme anarchisant" Rosa Luxembourg, qui avait exprimé plusieurs fois un avis décidément hostile envers les mouvements nationalistes. Encore une fois, on oppose à l’avis de la Luxembourg le sage réalisme de Staline. Au delà du mérite de la question, cela vaut la peine de citer tout le passage suivant de Losurdo :
Nous arrivons ici à un résultat paradoxal, au moins du point de vue des bilans historiques habituels et des stéréotypes idéologiques qui dominent aujourd’hui. Vis-à-vis des peuples qui "émergent de leurs sépulcres séculaires", selon le langage de la Luxembourg, ou plutôt des "peuples oubliés", selon le langage de Staline, c’est la première qui manifeste une attitude plus menaçante et plus répressive. Naturellement, en ce qui concerne le jugement sur celui qui a réellement exercé le pouvoir, il s’agit de voir si et jusqu’à quel point la pratique a concordé avec la théorie. Mais en limitant ici la comparaison aux énonciations théoriques, il n’y a pas de doute que c’est l’universalisme abstrait de la Luxembourg qui se révèle potentiellement plus chargé de violence (...)."
En effet, il y a dans tout cela un paradoxe : en enveloppant l’histoire dans un jeu d’ombres philosophique, on voudrait faire croire qu’à l’origine de la terreur et de la violence qui ont caractérisé le pouvoir stalinien se trouvent les conceptions idéologiques de ses opposants. Trotski, la Luxembourg, la Kollontai, Kautsky, tous indistinctement coupables du péché originel repéré par Losurdo : "l’universalisme abstrait" ou, pire encore , le "messianisme anarchisant". Le pauvre Hegel ne serait probablement pas enthousiaste en voyant ses constructions philosophiques raffinées et complexes utilisées par Losurdo dans l’unique but de brouiller les cartes.
Le bilan "globalement positif" de Staline
D’autres essais s’adonnent à l’apologie stalinienne sans s’y prendre d’aussi loin. Andrea Catone conclut une longue et généreuse analyse du dernier texte de Staline "Problèmes économiques du socialisme en URSS" par une évaluation globale de la période :
L’URSS sous la conduite du groupe dirigeant stalinien arriva à gagner des batailles décisives, tout d’abord celle de conserver une tranchée révolutionnaire. Elle réussit à réaliser une transition du sous-développement à l’industrialisation en quelques années décisives, avec le concours participant et conscient de la partie la plus active et généreuse de la société (sans la quelle les plans "serrés" auraient été irréalisables). Et, donc, le jugement historique que l’on peut prononcer, un demi siècle après, sur cette expérience ne peut pas ne pas être positif dans son ensemble. Au-delà d’erreurs et de contingences historiques, Staline consolida la victoire de la révolution russe en laissant la possibilité de transformations et de ruptures révolutionnaires ultérieures ouverte."
Dans certains essais, le ton devient plus lyrique. Adriana Chiaia, dans son texte consacré à la collectivisation de l’agriculture, rappelant le serment bien connu prononcé à la mort de Lénine, commente la manière dont Staline y souligne "l’engagement du parti bolchevik à poursuivre l’œuvre de Lénine dans la construction du socialisme" et elle continue :
"qu’il ne s’agissait pas de vide rhétorique, cela fut démontré par la défense obstinée de la ligne marxiste et léniniste que Staline poursuivit tout au long de sa vie en dirigeant le parti bolchevik dans les situations les plus difficiles et dans les choix décisifs qui, malgré toutes les difficultés externes et internes, en caractérisèrent la ligne politique et sa mise en pratique."
Une autre contribution qui procède sur la même trajectoire est celle de l’Allemand Kurt Gossweiler intitulée "Le révisionnisme fossoyeur du socialisme". La responsabilité principale de tout ce qui est arrivé en URSS est attribuée à Kroutchev et à sa dénonciation du "culte de la personnalité" et des crimes staliniens. Il suffit de citer un sous-titre pour donner le sens de la direction de pensée de cette intervention : "Comment et pourquoi le révisionnisme a-t-il pu s’enraciner et remporter en définitive la victoire sur le marxisme-léninisme en Union Soviétique et dans les pays européens qui étaient ses alliés ?". La réponse, comme on le comprend facilement, nous ramène à des argumentations qui furent assez répandues au début des années soixante dans les groupes qui regardaient vers la Chine de Mao et vers l’Albanie comme étant les nouveaux pays guides du camp socialiste après la "trahison" soviétique. L’ironie involontaire est d’avoir inséré ce texte, dont le dernier souci est de "soulever des problèmes", dans un bloc d’interventions consacrées à "Quelques nœuds problématiques de l’histoire de l’URSS et du mouvement communiste international".
Mais revenons aux interventions qui sont l’expression plus directe du courant politique de l’Ernesto. Alessandro Leoni traite dans un court essai du pacte Molotov-Ribbentrop, à savoir de l’accord signé en août 39 entre la Russie stalinienne et l’Allemagne hitlérienne. Le pacte, selon cet auteur, mérite d’être approfondi parce qu’il "n’est pas suffisamment analysé par l’historiographie de gauche, si l’on entend par là celle qui a correctement refusé tout rapport, même ambigu, avec l’anti-soviétisme". A ce propos, l’historiographie de matrice communiste aurait fait preuve d’une certaine "réticence" et de quelque "embarras" dus, selon Leoni, à une certaine "faiblesse psychologique" (!?) de la culture historique marxiste. Cette "faiblesse psychologique" témoignerait de la "profonde influence idéaliste, même moraliste, propre à tout le mouvement communiste du XXème siècle".
Comme il n’est pas atteint de "faiblesse psychologique" et, encore moins, d’influences "moralistes", Leoni revendique la justesse du choix de la direction soviétique de passer un accord avec l’Allemagne en déjouant la tentative - voulue aussi certainement par les puissances capitalistes occidentales - de diriger vers l’Est les pulsions agressives des nazis. Si l’on applique à l’URSS stalinienne les critères propres à la "Realpolitik" internationale basée sur les intérêts étatiques nationaux et à la "logique de puissance", l’accord avec l’Allemagne était parfaitement légitime. Toutefois, l’on peut se demander si cela fut vraiment une bonne idée.
Nous citons à ce propos les interrogations que pose Giuseppe Boffa dans son histoire de l’Union Soviétique, même s’il reconnaît que les avantages du pacte furent "considérables"pour l’URSS :
"Malgré le manque évident de toute preuve historique, l’hypothèse contraire - celle d’un isolement provisoire de l’URSS - ne peut pas être considérée sûrement néfaste pour les destins soviétiques. Quand, moins de deux ans après, Hitler attaquera également l’Union Soviétique il sera déjà patron de presque toutes les ressources d’Europe et pourra les concentrer contre son nouvel ennemi. Grâce au Pacte, il réussit de plus à agresser l’URSS par surprise."
En outre, rappelle encore Boffa, sur le choix de 39 pesa aussi l’absolue nécessité pour l’URSS de gagner du temps pour réorganiser l’Armée Rouge, durement frappée par la répression stalinienne de 37-38. Des interrogations qu’il est probablement opportun de ne pas soulever afin de pouvoir mieux "repousser tout alignement opportuniste sur l’œuvre de démolition et de diabolisation menée à bien, durant ce dernier demi-siècle, vis-à-vis d’un dirigeant révolutionnaire, communiste, qui s’inscrit à plein titre parmi les grands protagonistes de l’histoire contemporaine" (Staline, naturellement), comme se propose de le faire Leoni dans son essai.
Même pas une allusion n’est dédiée à un autre aspect important et problématique soulevé par le pacte Molotov-Ribbentrop : ses conséquences pour le mouvement communiste international. Les partis communistes furent contraints, pour s’adapter aux exigences de l’état soviétique, d’abandonner toute référence à la lutte anti-fasciste qui avait été le thème principal après le 7ème congrès du Komintern, se trouvant deux ans durant (jusqu’à l’attaque allemande contre l’Union Soviétique) isolés des autres forces de gauche et démocratiques. L’Union Soviétique arriva même à livrer aux nazis quelques centaines de militants communistes et anti-fascistes allemands qui s’étaient réfugiés en URSS pour échapper à la répression. Nous imaginons que pour Leoni affronter ces faits historiques serait la preuve d’une "faiblesse psychologique" certaine et de pernicieuses "influences moralistes".
Ruggero Giacomini traite de "Staline et Trotski face à la politique des Fronts populaires et à la guerre". Tous deux menèrent dans les années trente "une lutte dramatique et épique". Pour Trotski - écrit Giacomini - "la politique de Staline et celle de l’Internationale au nom de l’antifascisme et pour la défense de la paix semblèrent très conservatrices et anti-révolutionnaires". Il s’opposa certainement avec force à la politique des Fronts populaires, jusqu’à rompre avec la plupart de ses partisans espagnols qui, après s’être rassemblés dans le Partido Obrero de Unificacion Marxista (POUM) choisirent de rester à l’intérieur du Front tout en cherchant d’en radicaliser la politique.
La position de Trotski sur les Fronts populaires et la politique antifasciste émergeant du 7ème Congrès du Komintern fut sectaire et erronée même si sa critique saisit quelques limites réelles de ces expériences, mais la reconstruction qu’en fait Giacomini est sommaire et colle peu à la réalité historique. On parle de cécité du fondateur de la 4ème Internationale face au projet hitlérien, d’une identification qu’il aurait faite entre "démocratie" et "fascisme". Giacomini, nous ne savons pas si c’est par pure ignorance ou pour pouvoir opposer un Trotski extrémiste à un Staline réaliste et pleinement conscient des risques de la guerre et du fascisme, ne fait aucun effort pour reconstruire la pensée et l’action politique trotskiste.
Le révolutionnaire russe en exil faisait une distinction entre le Front Unique qui prévoyait l’unité des partis ouvriers, et le Front Populaire, dans lequel étaient aussi présents les partis bourgeois (comme les radicaux en France et les républicains en Espagne), en se rangeant en faveur du premier et contre le second. Vision certainement schématique que certains de ses partisans continuent à proposer de nouveau, aujourd’hui encore, mais qui situe sa bataille politique dans une dimension différente. La reconstruction du face à face entre Staline et Trotski aurait été plus juste si elle avait également compris la polémique sur la politique allemande du Komintern au début des années 30 et en particulier la dénonciation par Trotski de la stratégie désastreuse dite de la "classe contre classe", qui attribuait l’étiquette de social fascisme à toutes les forces de gauche non staliniennes. Politique qui contribua à la victoire d’Hitler et à la défaite du plus fort mouvement ouvrier d’Europe.
On ne peut pas passer sous silence une véritable falsification attribuée, par une citation que nous n’avons pu vérifier, à l’historien "bordighiste" disparu Peregalli, sur la mort des enfants de Trotski, Liova et Sergej. A ce propos, Giacomini commente "le fait que les enfants de Trotski et ses collaborateurs aient disparu dans l’Allemagne de Hitler et que leur mort ait été attribuée à des agents staliniens témoigne de l’intérêt que Trotski lui-même avait pour l’évolution de la situation politique russe que l’on pouvait suivre directement depuis un pays voisin comme l’Allemagne, avec des hommes de toute confiance."
Etant donné que tout le texte tend à démontrer à quel point la politique trotskyste des années 30 était non seulement erronée mais encore réellement dangereuse pour l’Union Soviétique, le lecteur non préparé pourrait tirer de sinistres déductions de l’idée que les enfants et les collaborateurs de Trotski choisirent l’Allemagne hitlérienne pour suivre de près les développements de la politique soviétique. Le problème, c’est que l’information est complètement fausse. Serghej n’adhéra jamais aux idées politiques de son père et resta en Union Soviétique quand Trotski fut exilé. Bien qu’il ne devint jamais un opposant, il mourut dans les persécutions staliniennes. Liova fut effectivement un collaborateur politique étroit de son père mais ne résida à Berlin qu’avant l’avènement d’Hitler et mourut par contre en France dans une clinique gérée par des Russes, dans des circonstances peu claires.
L’alternative de Deng Xiaoping
Concluons avec une allusion à l’intervention qui a une retombée plus directe sur l’actualité politique, dont l’auteur est Fausto Sorini et qui a pour objet le thème "de la NEP au "marché socialiste" : entre passé et présent, notes sur certains problèmes de la transition au socialisme". L’auteur effectue une réévaluation de la politique de la NEP (la Nouvelle Politique Economique soviétique qui, au début des années 20, succéda au capitalisme de guerre, réintroduisant des éléments d’initiative capitaliste) dans le cadre d’une idée de la transition au socialisme comme processus très long.
Chez Sorini il y a au moins une allusion critique limitée au modèle soviétique là où est affirmé que "les circonstances historiques exceptionnelles et les choix dominants dans le groupe dirigeant bolchevik après la mort de Lénine imposèrent un modèle d’industrialisation accélérée et de collectivisation forcée qui se cristallisa au fil des décennies en un modèle étatiste intégral". On proposa comme alternative à ce modèle "un processus de transition dans le cadre d’une économie mixte, avec un pouvoir politique d’orientation socialiste". Le promoteur de cette alternative fut Deng Xiaoping, dont la stratégie s’imposa au Parti Communiste Chinois après la mort de Mao et la défaite de la fameuse "Bande des Quatre" (c’est-à-dire des maoïstes radicaux).
"L’idée conductrice - explique Sorini - est que la crise du socialisme réel est avant tout économique, due à la difficulté à gérer la compétition économique et technologique avec les pays capitalistes plus développées". Donc les pays "socialistes" qui ont survécu à la chute de l’Union Soviétique doivent avant tout "introduire des éléments en mesure de dynamiser fortement le développement des forces productives s’inspirant aussi des expériences plus avancées des pays capitalistes". Les limites de l’expérience soviétique découlerait avant tout du manque de reconnaissance de la fonction du "marché socialiste" et de l’incompréhension du fait que le processus de transition a des délais historiquement non prévisibles.
Un corollaire fondamental de cette conception économiste et plaçant le développement avant tout, propre au socialisme, est cette autre considération centrale de Sorini :
"Il s’agit en outre de dépasser une conception selon laquelle la crise du socialisme soviétique trouverait essentiellement son origine dans un déficit de démocratie politique (qui toutefois exista). L’échec de la perestroïka d’un côté, et la revitalisation d’expériences de transition comme les expériences chinoise et vietnamienne de l’autre, mettent au contraire en évidence la position centrale des questions structurelles, du modèle de développement, des formes de propriété et de gestion des processus de production sans que cela mène à un refoulement des autres questions".
Cette vision propose au moins trois ordres de problèmes :
1) le socialisme se transforme d’un processus réel de libération en une méthode de développement économique pour des sociétés sous-développées qui entre en compétition avec le capitalisme en ayant les mêmes buts.
2) en mettant de côté la question démocratique on accepte comme inévitable le caractère autoritaire et oppressif de ce processus. L’exemple pratique de ce positionnement est le fait qu’en Chine on se dirige désormais vers la reconnaissance d’une liberté croissante de l’initiative capitaliste mais avec moins de droits syndicaux et de droits de grève que ceux qui existent dans la plus grande partie des pays capitalistes.
3) une vision téléologique du socialisme est maintenue. Qu’est ce qui distingue un Pays capitaliste d’un Pays socialiste ? Le fait que ceux qui sont au pouvoir dans ces derniers Pays se déclarent engagés à construire le socialisme, pour les siècles à venir. C’est sur la base de cette vision que l’on légitime des comportements qui seraient combattus ardemment dans n’importe quel Pays capitaliste.
La vision de Sorini non plus ne sort donc pas du paradigme du modèlestalinien.Le film est le même, on le projette seulement au ralenti, pour l’adapter à l’allongement des délais de la "transition".
Le tableau qui émerge de la vision d’ensemble que les représentants de "L’Ernesto" donnent du XX siècle soviétique confirme l’incapacité de ce courant à fournir une lecture critique de cette expérience en commençant par assumer, sans réticences ni falsifications, la réalité historique. L’attitude adoptée par "L’Ernesto" dans sa motion pour le congrès (un véritable refoulement, peut-être) par rapport à l’expérience du communisme du XX siècle et en particulier de l’expérience accomplie là où il a conquis le pouvoir, a pour fonction le maintien d’une rhétorique identitaire mais représente un obstacle pour faire sérieusement face au travail , ardu mais indispensable, de la refondation communiste.
Messages
1. > Italie, congrès de Rifondazione Comunista : la motion des staliniens, 24 avril 2005, 23:50
Un article excellent et brillant, enfonçant le clou. Au lieu d’un commentaire je voudrais ajouter les pensées lyriques du grand chansonnier Jean Ferrat, à propos les paroles de Georges Marchais sur le "bilan globalement positif" du "socialisme réel" (1980) :
LE BILAN
Jean Ferrat
Ah ils nous en ont fait avaler des couleuvres
De Prague à Budapest de Sofia à Moscou
Les staliniens zélés qui mettaient tout en œuvre
Pour vous faire signer les aveux les plus fous
Vous aviez combattu partout la bête immonde
Des brigades d’Espagne à celles des maquis
Votre jeunesse était l’histoire de ce monde
Vous aviez nom Kostov ou London ou Slansky
Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui
Ah ils nous en ont fait applaudir des injures
Des complots déjoués des dénonciations
Des traîtres démasqués des procès sans bavures
Des bagnes mérités des justes pendaisons
Ah comme on y a cru aux déviationnistes
Aux savants décadents aux écrivains espions
Aux sionistes bourgeois aux renégats titistes
Aux calomniateurs de la révolution
Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui
Ah ils nous en ont fait approuver des massacres
Que certains continuent d’appeler des erreurs
Une erreur c’est facile comme un et deux font quatre
Pour barrer d’un seul trait des années de terreur
Ce socialisme était une caricature
Si les temps ont changé des ombres sont restées
J’en garde au fond du cœur la sombre meurtrissure
Dans ma bouche à jamais le soif de vérité
Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui
Mais quand j’entends parler de "bilan" positif
Je ne peux m’empêcher de penser à quel prix
Et ces millions de morts qui forment le passif
C’est à eux qu’il faudrait demander leur avis
N’exigez pas de moi une âme de comptable
Pour chanter au présent ce siècle tragédie
Les acquis proposés comme dessous de table
Les cadavres passés en pertes et profits
Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui
C’est un autre avenir qu’il faut qu’on réinvente
Sans idole ou modèle pas à pas humblement
Sans vérité tracée sans lendemains qui chantent
Un bonheur inventé définitivement
Un avenir naissant d’un peu moins de souffrance
Avec nos yeux ouverts et grands sur le réel
Un avenir conduit par notre vigilance
Envers tous les pouvoirs de la terre et du ciel
Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui